Les méandres de mélissandre

Premier désir

Comme une encre légèrement effacée par le temps, ce souvenir apparaît, vaporeux et diaphane.

Je n’étais qu’une enfant.

La mer étendait son voile bleu perlé sur lequel naviguaient des bateaux. Le sable sous mes orteils était fin et brûlant. Immobile face à l’horizon gigantesque, je laissais mon esprit divaguer de pensée en pensée, sans me soucier du temps, comme un oiseau s’envole, parcourant les récifs, se posant quelque fois de rocher en rocher.

Quelqu’un passa devant l’astre brillant qui réchauffait la mer de ses rayons ardents, créant sur mon visage une ombre passagère. J’observai l’étranger par des regards furtifs. C’était un grand homme, à la barbe feutrée, la carrure imposante qui déposait nonchalamment une serviette sur le sable quelques mètres plus loin. Ma méfiance de sauvageonne qui, d’ordinaire, me poussait à m’enfuir loin de toute présence inconnue s’était soudain dissipée, laissant place à une émotion incensée, étrange et honteuse pour mon jeune âge.

L’homme déposa un livre sur son tissu-éponge avant de se redresser, enlevant d’un geste insouciant le t-shirt qui recouvrait son torse. Je baissai subitement le regard sur mes pieds, sentant une vive chaleur animer mes joues de poupée. Qu’ai-je? pensai-je en osant, de nouveau, un rapide coup d’oeil en sa direction. Allongé sur le sable, le corps à moitié dénudé, ne portant plus qu’un simple short, il regardait son livre. Sa silhouette imposante émergeait du sol comme les rochers émergeaient de la mer. J’observai sa musculature avec une curiosité à demi innocente ; son corps, plein de relief, formait monts et vallées, ses cheveux à la couleur ébène créaient une forêt sombre, mystérieuse, attirante. Son ossature semblait forte comme une roche, sa barbe douce comme la mousse et sa peau, tièdie par le soleil, devait être chaude et tendre.

Ces pensées vinrent de nouveau gifler mes joues et je sentis mon ventre s’embraser sous une violente chaleur surgissant de mon être, se répendant dans toute ma chair. Une sensation inconnue coula le long de mes cuisses dans un frisson gênant. La honte me submergeait avec mépris et j’enfouis mon regard à travers le sol. Ce garçon est un adulte, me sermonnai-je strictement, une gamine comme moi dois jouer à "Trape-trape bisou" avec les petits garçons comme le font les autres filles ! Pourquoi je ressens ça? Mais la culpabilité ne parvenait pas à recouvrir cet étrange désir qui naissait en moi pour la première fois. La curiosité de ce sentiment était bien plus fort et je tournai malgré moi la tête vers l’homme inconnu, contemplant une nouvelle fois son corps puissant et sa barbe taillée. Il était beau. Pensant de nouveau aux autres petites filles de l’école qui se prêtaient à des jeux auxquels je ne voulais pas participer, je pensai ; Elles ont toutes embrassé des garçons. Leurs bouches se sont touchées pendant ces jeux débiles, leurs peaux aussi, alors que moi… Moi, je n’ai jamais fait de bisou aux garçons, ils ne m’intéressent pas. Finalement… Je suis plus pure qu’elles.

Comme un animal sauvage placé au milieu d’animaux de compagnie, je n’avais jamais su faire ma place auprès de mes camarades. J’avais la sensation de ne pas les comprendre, de ne pas être comme eux, d’être un goéland parmi des perruches… Parfois, j’en oubliais mon âge, comme en cet instant où prise d’un espoir utopique, je me levai, secouant ma propre serviette avec sérieux avant de la plier soigneusement comme une dame. Calculant le moindre de mes gestes, les joues enflammées par la timidité, je marchai dans sa direction, espérant attirer son attention. Arrivée à deux pas de lui, je fis mine de secouer mes cheveux afin de les libérer de quelques minuscules grains de sable imaginaires, priant pour qu’il lève les yeux vers moi, qu’il me remarque.

Mais l’homme ne leva pas un sourcil, je réalisai subitement le ridicule de la situation. Je n’étais qu’une gamine, lui, était un homme. J’étais semblable à ces fillettes qui idolâtrent naïvement leur chanteur préféré pour qui elles ne sont rien. Moi, j’idolâtrais cet inconnu, rêvant niaisement à son corps masculin, à ses monts, à ses mousses et pour qui je n’avais pas plus d’importance que ce grain de sable invisible que je jetais, dépitée.